Les Cocaleros sont passés de la seule résistance contre la répression militaire et les politiques d’éradication de la coca à la conquête du pouvoir local. Pour ce faire, ils ont surtout utilisé comme moyen de pression sur les gouvernements en place des barrages sur les routes nationales (les fameux « bloqueos »). Ces actions paralysent l’économie et vont au delà de la stricte légalité. Il s’agit d’une non-violence active, aux confins de l’émeute, qui semble avoir été efficace dans le pays, notamment fin 2003 puisqu’elles ont contribué à la démission du président en exercice Gonzalo Sánchez de Lozada le 17 octobre. Dans ce cas précis, on peut parler de stratégie de « pression » sur le pouvoir : c’est l’unique alternative que les paysans cocaleros aient pu trouver en l’absence d’un véritable dialogue avec les responsables politiques. |
Les cocaleros ont-ils une stratégie de pression sur le pouvoir ou une stratégie d’accession au pouvoir ?
Les bloqueos et la conquête du pouvoir local : une stratégie de pression sur le pouvoir
L’organisation sociale mise en place par les cocaleros sur leur territoire après une longue absence de l’État leur donne une certaine autonomie et par conséquent un certain pouvoir redouté par les dirigeants politiques : en effet, les cocaleros y ont établi leurs propres formes de contrôle social, de maniement des fonds et de résolution des conflits internes. Ce qui leur donne une certaine force de pression sur le pouvoir en place, notamment parce qu’ils menacent ainsi le type de développement que cherchent à établir Washington et la classe dirigeante bolivienne dans lequel la Bolivie est appelée à jouer son rôle dans le projet de Zone de libre échange des Amériques (ZLÉA).
Quelques jours avant la démission du président bolivien, Evo Morales, fondateur et leader du MAS (Mouvement vers le Socialisme), déclare dans un entretien publié dans Le Monde « ne pas vouloir participer au nouveau gouvernement mais vouloir co-gouverner par le biais d’une Assemblée Constituante qui établisse une démocratie réellement participative ». Il affirme également que « les paysans –qui incluent les Cocaleros- pourraient en arriver à la lutte armée si la répression gouvernementale continuait ». Il ajoute cependant que « la seule façon d’éviter d’en arriver à de telles extrêmes est l’action politique ».
Evo Morales exerce ouvertement une pression sur le gouvernement Sánchez de Lozada : il le menace d’une éventuelle « guerre civile », mais il n’a finalement pas besoin de mettre sa menace à exécution.
Cette menace –à condition qu’Evo Morales ait réellement eu l’intention de la mettre en pratique- constitue bien entendu pour lui la solution de dernier recours puisqu’il prône finalement une accession démocratique au pouvoir, avec l’espoir d’être élu un jour le premier président bolivien indien issu de la classe populaire.
Les élections présisentielles du 30 juin 2002 et la transformation progressive du MAS en parti politique : une stratégie d’accession du pouvoir
Le 30 juin 2002, le MAS, mené par Evo Morales, devient la première force politique unifiée de Bolivie, après avoir obtenu 20,9 % des voix lors des élections générales.
Les 8 sénateurs du MAS (le sénat bolivien comprend 27 sièges) et ses 25 députés (sur 130 sièges à l’Assemblée) lui permettent de se constituer en une solide opposition. La base électorale du MAS comprend plus de 30 000 familles de cultivateurs de coca ainsi qu’une proportion importante des 32 groupes indigènes de Bolivie. Certains producteurs de coca se trouvent également dispersés au sein de fédérations et d’organisations syndicales (dont l’ASP, Assemblée pour la Souveraineté du Peuple) et n’adhèrent pas au MAS.
D’après un article paru le 31 janvier dernier (Econoticias Bolivia), les populations des principales villes de Bolivie, les organisations sociales et les syndicats condamnent les mesures économiques qu’envisage de mettre en place le nouveau président Carlos Mesa (notamment concernant la hausse des impositions sur les salaires, la hausse du prix de l’essence et l’élimination de la subvention au gaz liquide domestique consommé par les ménages les plus pauvres). Cette protestation a alarmé les parlementaires du MAS qui soutiennent le président Mesa et qui ont condamné l’appel de la COB (Central Obrera Boliviana) à la grève comme « séditieuse » et « golpiste » (coup d’État). Le MAS redoute en effet que ceux qui ne veulent pas d’élection profitent de cette convulsion sociale imminente : il craint que la lutte populaire ne soit stoppée par un coup d’Etat militaire d’extrême droite, ce qui suspendrait la démocratie, annulerait les élections et le possible accès au pouvoir du MAS. Il semble que le MAS tente de canaliser toutes les protestations sociales et le refus populaire du néolibéralisme par la voie électorale.
Le MAS forme donc sans nul doute l’un des blocs d’opposition à l’orthodoxie néolibérale et le cœur de la rénovation de la politique bolivienne. A la différence des mouvements des années 1960 et 1970, le MAS ne propose pas la dissolution de l’Etat ni la lutte des classes, mais une plus grande participation dans le système démocratique ; il exige aussi la reconnaissance de ses traditions, des pouvoirs locaux opérant dans les communautés et la reconnaissance de ses propres autorités.
En revanche, pour les cocaleros regroupés en fédérations et syndicats ne faisant pas partie du MAS, l’idée traditionnelle de « parti » n’apparaît pas. Ces mouvements évitent ainsi les pratiques sectaires et lignes politiques verticales, mais leur faiblesse structurelle à long terme peut être nocive et les mener à se disperser. Leur seul recours pour acquérir un certain poids sur la scène politique et de faire valoir leurs revendications est par conséquent de rejoindre le MAS.
Quelles sont les perspectives politiques que les cocaleros et le MAS ont commencé à dégager ?
Le double défi du MAS : compromis et initiatives politiques
En 2004, le MAS fait face à un double défi : d’une part, il devra se garder de se cantonner au rôle unique de porte-parole des paysans Cocaleros (qui constituent plus ou moins 1 % de l’ensemble de la population paysanne indienne de Bolivie). D’autre part, il lui faudra démontrer, de l’intérieur même du pouvoir législatif, que le projet paysan d’octroyer, à chaque famille des zones où la coca a été éradiquée, le droit légal de planter 1 600 mètres carrés de coca constitue une solution beaucoup plus sensée, durable et sûre, tout en étant moins onéreuse, que la politique de confrontation et de répression actuellement mise en œuvre par le gouvernement. Les associations de cocaleros sont disposées à signer avec l’État des conventions qui puniraient sévèrement toute extension de la surface cocaïère et tout indice d’activité de transformation de la feuille en ses dérivés illicites.
Dans le même temps, le MAS devra démontrer sa capacité à élaborer des projets de loi visant à réduire la pauvreté, combattre l’exclusion et la discrimination et protéger l’environnement. Il lui faudra aussi prouver qu’il est capable de prendre des initiatives afin de transformer favorablement les relations qu’entretient actuellement la Bolivie avec le marché mondial et les puissances internationales.
L’ouverture d’un dialogue conditionnée par la volonté des acteurs politiques nationaux et internationaux
Même si aujourd’hui les Cocaleros semblent avoir acquis un certain pouvoir politique grâce à la figure emblématique d’Evo Morales et à l’avènement du MAS et même s’ils sont disposés à ouvrir le dialogue et à faire des compromis avec le gouvernement, peut-on en dire autant du gouvernement bolivien et des Etats-Unis à leur égard ?
En effet, les diverses tentatives de dialogue sous les mandats des derniers présidents (Hugo Bánzer, Sánchez de Lozada) se sont invariablement soldées par un échec. Le gouvernement bolivien n’est pas parvenu à reconnaître les Cocaleros comme des interlocuteurs représentant des intérêts légitimes et il n’a émis aucune proposition capable de satisfaire leurs attentes et leurs besoins. En réalité, les efforts de dialogue ne semblaient pouvoir aboutir car aucune des parties n’est parvenue à définir d’objectifs autres que ceux tournant autour de l’éradication, et moins encore à démontrer qu’il existait une possibilité de reconnaître la légitimité des objectifs de l’autre.
Jusqu’à présent, les seules réactions des gouvernements boliviens et nord-américains ont donc été la répression massive et violente –excepté les quelques tentatives de concertation sous les mandats des présidents Victor Paz Estenssoro et Paz Zamora. Qu’est-ce qui justifierait des modifications du comportement des politiques à l’égard du mouvement des cocaleros et du MAS ? En effet, il semble que la politique du nouveau président Carlos Mesa soit finalement similaire à celle menée par Sánchez de Lozada, et que les promesses énoncées au départ n’aient pas été tenues : le nouveau président s’est notamment engagé à finalement ne pas interrompre la politique d’éradication forcée de la coca dans le Chapare, malgré les illusions d’Evo Morales dans ce sens.
En ce qui concerne les États-Unis, Washington conditionne l’octroi de ses aides économiques et financières à l’éradication de la coca sans prendre en considération les besoins élémentaires de simple survie des Cocaleros. Il faudrait aller plus loin dans l’analyse des intérêts internationaux en jeu pour déterminer s’il existe actuellement un espace réel de dialogue et de négociation à ce niveau. D’autre part, l’implication d’acteurs internationaux dans les négociations avec les cocaleros complique considérablement la donne politique et en pervertit les enjeux : de quelle façon la Bolivie pourrait-elle devenir rapidement politiquement et économiquement autonome ?
Conclusion : un avenir incertain en Bolivie
Sur le plan national, les cartes sont sur la table et le défi qui attend le cabinet présidentiel est énorme. Ses membres sont des professionnels réputés qui devront mettre de l’avant les moyens nécessaires pour apporter une réponse aux revendications des mouvements des cocaleros et de la population bolivienne en général. En dépit de la compréhension que le président Mesa semble avoir de la conjoncture actuelle, il lui sera difficile de trouver des solutions rapides, et cela sans s’égarer, car le peuple bolivien et le mouvement des cocaleros restent vigilants. Au niveau international, on peut s’interroger sur un éventuel rôle de contrepoids de l’Union Européenne à l’ingérence nord-américaine : lors du sommet conjoint avec le Groupe de Rio en 1995, certains membres de l’Union Européenne avaient accepté de s’engager dans la région du Chapare pour favoriser le développement alternatif de la coca dans le cadre du Plan « Por la Dignidad », et cela même si la région restait encore considérée dans une certaine mesure comme « la chasse gardée » des Etats-Unis. Finalement, les démarches n’ont pas eu l’effet escompté, mais elles ont cependant débouché sur de nouveaux accords bilatéraux. En outre, et en dépit de la résistance « officielle » bolivienne, certains pays européens ont récemment décidé d’organiser leur contribution au développement alternatif local en partenariat avec les autorités municipales. C’est un bon début dans le domaine de la coopération régionale européenne, mais pour l’instant les initiatives politiques dans la région ne semblent pas de rigueur.