Comme dans le reste de l’Amérique latine, l’Église catholique a joué un rôle central dans l’histoire politique et sociale de la Bolivie. Accompagnée des conquistadors espagnols, compagne de route des régimes conservateurs et autoritaires, l’Église s’est brusquement réveillée après le Concile Vatican II (conclave réalisé dans les années soixante-dix pour adapter le catholicisme au monde moderne), choisissant l’engagement social et la lutte pour la démocratie et la justice. |
Dans la constellation latino-américaine d’épiscopats et de mouvements catholiques de base, l’Église s’est donc généralement inscrite au sein de l’aile progressiste, celle qui a tenté d’appliquer, dans un pays rongé par les dictatures militaires et les brutalités sociales, les grandes recommandations de la Conférence Épiscopale de Medellín. L’Église de la libération bolivienne a prouvé ses convictions démocratiques lors des années de plomb, sous les présidences des généraux Hugo Bánzer, Natush Bush ou Garcia Meza. Ses dénonciations, au nom d’une option préférentielle pour les pauvres, de l’ « inhumanité » du modèle économique néo-libéral adopté dès 1985 par les gouvernements civils, ont entretenu ce crédit auprès d’une populatit certaines sont appuyées par des milieux conservateurs du Sud des États-Unis, l’Église catholique cherche sa voie, hésitant entre son rôle de médiatrice et la tentation de peser plus fermement sur les grandes orientations de l’État et de la société.
Une Église catholique divisée et « plurielle »
L’Église de la Libération, mouvement progressiste en marge de la hiérarchie catholique
La théorie de la Théologie de la Libération
Dans un continent à majorité catholique où l’Église est un espace privilégié de contre-pouvoirs et de participation, la Théologie de la Libération est d’abord surtout liée à l’Église catholique mais la déborde dès l’origine au profit de convergences œcuméniques. Impliqués auprès de la gauche radicale du continent et critique vis-à-vis de l’exercice du pouvoir au sein de l’Église catholique, ses acteurs entrent en conflit avec l’autorité vaticane et une partie du haut-clergé continental. Ils situent au centre de leur réflexion évangélique la bonne nouvelle de libération et l’option préférentielle pour les pauvres. Caractérisée par l’usage des sciences sociales, leur théologie se définit elle-même comme l’expression savante d’une mobilisation populaire incarnée par les communautés ecclésiales de base. Petites communautés de foi encadrées par des laïcs ou des prêtres apparues dès le milieu des années soixante, celles-ci ont pour vocation la conscientisation et la praxis sociale des pauvres considérés comme les sujets de leur propre libération. Leur impact, ainsi que la polarisation entre la hiérarchie catholique et l’apparition d’une Église dite populaire, est plus ou moins important selon les pays latino-américains.
En Bolivie, la théologie de la libération a connu ses heures de gloire dans les années soixante-dix, permettant à certains religieux et évêques de dénoncer l’échec social auquel ils étaient quotidiennement confrontés. La théologie de la libération a donné l’impulsion essentielle à la réflexion de rompre l’alliance traditionnelle entre l’Église et l’État.
En pratique : la lutte contre l’injustice sociale
L’Église de la Libération commence à se développer en Bolivie au début des années soixante, un peu avant le Concile Vatican II (1962-1965), dans une période caractérisée par une succession de coups d’États militaires et une forte répression religieuse. En effet, dès cette époque, les secteurs progressistes de l’Église catholique (mais aussi d’autres dénominations comme les méthodistes) qui marquent d’emblée leur distance avec le régime et critiquent la répression qui s’abat sur le pays, sont persécutés puis déportés. Des organisations telles que la « Jeunesse Catholique » et la « Ligue des Travailleurs Catholiques » sont créées et conduisent plusieurs prêtres à intégrer dans leurs actions des idées libertaires de compromis avec les plus pauvres. La philosophie de la libération prend de l’ampleur avec la création de la « Pastoral Social », l’autre pilier de l’église des pauvres en Bolivie. Les injustices, la répression et l’inégalité que subit au quotidien la population bolivienne sont alors commentées par le biais des médias.
Le mouvement clandestin « Justicia y Paz » voit le jour dans les années soixante-dix et dénonce en pleine dictature les violations des Droits de l’Homme et des droits économiques par le régime de Hugo Bánzer : Justicia y Paz défend les dirigeants ouvriers et dénonce en 1974 le massacre de centaines de paysans dans la région de la Haute Vallée de Cochabamba (Tolata et Epizana) ; les conséquences sont immédiates : les prêtres de Justicia y Paz sont détenus et expulsés du pays. Afin d’éviter d’autres représailles, la hiérarchie de l’Église catholique dissout l’organisation et les prêtres de l’Église de la Libération fondent alors en 1976 l’Assemblée Permanente des Droits de l’Homme (APDH), agissant aujourd’hui en marge de la hiérarchie de l’Église bolivienne.
Sous le régime de Hugo Bánzer en 1977, l’APDH et quelques prêtres tiers-mondistes (dont Luis Espinal, figure emblématique du catholicisme engagé et Xavier Albó, coordinateur de la « Pastoral indigène ») participent à une grève de la faim entamée par quatre femmes de mineurs afin de provoquer le rapatriement de centaines d’exilés politiques, la libération des prisonniers politiques et le retour à la démocratie. En 1979, le jésuite Luis Espinal fonde l’hebdomadaire « Aquí » qui dénonce les crimes de la dictature et influence les milieux ouvriers et étudiants ainsi que les mouvements de gauche. Cependant, Espinal est assassiné le 22 mars 1980 par les forces paramilitaires. Quelques mois plus tard, l’Église devient la cible d’une formidable répression : en juillet 1980, lors du coup d’État du Général Luis Garcia Meza, plus de 50 prêtres, religieuses et missionnaires sont emprisonnés et expulsés du pays.
Les prêtres Gregorio Iriarte et Guillermo Siles, protagonistes du mouvement progressiste actuel, s’accordent pour dire que tout au long de cette dramatique phase de dictatures, l’Église de la Libération s’est développée, approfondie et renforcée mais n’a pas avancé dans l’étape démocratique : ce sont l’Unidad Democrática y Popular (UDP) et d’autres partis de gauche liés à la Central Obrera Boliviana (COB) qui ont pris la relève.
De nouveaux défis actuels pour une Église contestataire
L’implication de prêtres progressistes dans les mouvements sociaux
Dans le contexte actuel –démocratique et néo-libéral-, l’Église de la Libération dit être aujourd’hui encore confrontée à plusieurs défis immédiats, dont un « travail pastoral approfondi » avec les femmes et une « solide intégration œcuménique ». Aujourd’hui encore, les communautés de base et les prêtres adeptes de la Théologie de la Libération continuent ouvertement leur lutte pour de nouvelles causes dans les domaines économiques et sociaux.
Entre le 24 et le 28 avril 2000, l’action de l’Église de la Libération s’est notamment illustrée par le biais du Forum Jubileo 2000, une initiative des évêques de Bolivie qui a réuni 21 organisations et institutions nationales avec pour objectif de donner une certaine cohérence au Plan de Lutte contre la Pauvreté que le gouvernement bolivien a instauré comme pilier de son programme économique.
En octobre 2002, la marche des prêtres à Santa Cruz contre l’ALCA est également un signe qu’en dépit du pouvoir gouvernemental, l’Église de la Libération en Bolivie poursuit son chemin.
D’autre part, comme d’autres institutions de la société, l’Église catholique bolivienne a montré des signes de polarisation pendant les grands mouvements sociaux d’octobre 2003. Plusieurs médias propriété de l’Église ont pris parti en faveur de la population. Après le début du conflit, l’évêque du diocèse de El Alto, Monseigneur Jesús Juárez, a lancé un message radiophonique demandant aux oppresseurs et aux manifestants de cesser leurs actes de violence. Le 15 octobre 2003, sept jésuites et un grand nombre de religieux et de religieuses séculaires ont participé à une courte grève de la faim pour exiger la fin de la violente répression du gouvernement contre la population ainsi que la démission du Président Gonzalo Sánchez de Lozada (entre temps, la Nunciatura -l’Ambassade du Vatican en Bolivie- étudiait des solutions alternatives pour éviter cette démission). Le prêtre jésuite Ricardo Zevallos s’est déplacé dans les hôpitaux de La Paz pour soutenir les blessés, comme il l’avait fait en février 2003 au cours de l’affrontement entre la police et les militaires qui avait causé la mort de 30 personnes. L’indignation du prêtre face à la violence des conflits et à la « surdité » des dirigeants (Gonzalo Sánchez de Lozada et ses ministres) l’a amené à participer avec plusieurs autres prêtres à la grève de la faim coordonnée par l’ex-Defenseure du Peuple, Ana María Romero de Campero, formant ainsi l’un des principaux piliers de grève dans l’Église de Las Carmelitas de Sopocachi (La Paz).
Une Église encore divisée
Cet engagement de plusieurs prêtres et laïcs activistes dans le mouvement d’octobre peut être considéré comme le rapprochement d’une partie de l’Église catholique vers la classe moyenne bolivienne. Mais on peut se demander si l’expérience contestataire actuelle est comparable à celle de la théologie de la libération des années soixante-dix. En effet, depuis trente ans, le contexte politico-social a évolué et les prises de position des religieux progressistes en faveur du peuple semblent moins spectaculaires : si l’année dernière certains membres de l’Église ont participé aux grèves, d’autres se sont contentés de lancer des messages « pacificateurs ».
On peut constater que l’Église est toujours divisée dans ses actions, ses implications et ses idéaux politiques et sociaux, puisque de son côté la hiérarchie de l’Église ne prend pas directement parti pour le peuple, mais se positionne en tant que médiatrice entre le peuple et l’État en exerçant un droit d’influence politique par le biais de la Conférence Épiscopale de Bolivie. Cette Église dit s’efforcer de recréer une dimension politique afin que la population puisse mettre en place des structures sociales avec lesquelles elle s’identifie et auxquelles elle participe.
L’Église catholique médiatrice et arbitre
L’Église arbitre entre le peuple et l’État
En novembre 1971, le sous-secrétariat du Culte est créé afin de renforcer les relations du gouvernement avec l’Église, à un moment où le pays s’est engagé sur la voie de la démocratie et où est réaffirmé le respect de l’État pour le culte. La hiérarchie catholique maintient une attitude réservée, quelquefois ambiguë, vis-à-vis d’un régime qui tente constamment d’obtenir son soutien et sa légitimation.
Pourtant, l’Église catholique a été la principale médiatrice et arbitre entre l’État et le peuple au cours des conflits récurrents et son poids au sein de la société et vis-à-vis de l’État demeure particulièrement significatif. De par ses profondes racines historiques, il semble que l’Église catholique reste l’unique institution nationale stable détentrice d’un pouvoir moral capable de rassembler l’ensemble des forces politiques et sociales.
Ce rôle de leadership de l’Église catholique s’est illustré dès le début des années quatre-vingt-dix, lorsque des milliers de boliviens (principalement d’origine indigène) ont manifesté dans les rues de La Paz pour revendiquer leurs droits à la terre et à leur culture.
L’Église a appuyé leurs demandes et a été l’intermédiaire dans les conflits concernant les réformes agraires, les droits des travailleurs et les réformes éducatives ou sanitaires, secteurs qui requéraient un processus de modernisation.
Des liens Église-État renforcés dans le consensus politique (1984-2001)
Sur le plan politique, la hiérarchie de l’Église catholique (la Conférence Épiscopale) a assumé un rôle protagoniste pour instaurer un compromis en cinq occasions au cours des dix-huit dernières années, en promouvant une série d’accords et de pactes qui ont permis de renforcer le modèle politique néo-libéral en vigueur.
L’Église est intervenue tout d’abord en novembre 1984, avec le « Dialogue pour la Démocratie » qui a canalisé électoralement l’attitude conspiratrice de la confédération des entrepreneurs privés et des partis conservateurs souhaitant annuler le mandat présidentiel d’Hernán Siles Zuazo. Cet accord, violant les préceptes constitutionnels, a réduit le mandat présidentiel de Siles de quatre à trois ans et a autorisé la candidature du Vice-président Jaime Paz Zamora ainsi que la convocation à des élections anticipées.
La deuxième intervention directe de l’Église dans l’élaboration du consensus entre les partis néo-libéraux a eu lieu en juillet 1989. A cette occasion, tous les membres du système politique se sont réunis pour chercher un consensus sur l’introduction de réformes dans la Cour Nationale Électorale (CNE), en raison des dénonciations de fraude électorale lors des élections menées par la « Bande des Quatre », accusée d’avoir entravé l’arrivée de Gonzalo Sánchez de Lozada à la présidence. Cet accord n’a jamais progressé.
Le troisième et le quatrième volets de la prise de position politique de l’Église portant principalement sur des projets de lois constitutionnels ont eu lieu en février 1991 et en juillet 1992. Le dernier « Accord pour la Modernisation de l’État et le Renforcement de la Démocratie » de 1992 a reçu un engagement particulièrement important de la part des signataires et a abouti à une étape de consensus pour les politiques de privatisation des ressources publiques ; ces politiques ont été mises en œuvre par la suite par le gouvernement Sánchez de Lozada.
Enfin, en juin 2001, lors des discussions visant à assurer la régularité des élections (« El Acto de Entendimiento ») entre le gouvernement de Jorge Tuto Quiroga et l’opposition, l’Église a critiqué la prise de contrôle de la Cour électorale par les partis politiques et a amené les juges de cette Cour à démissionner, contribuant ainsi à conférer plus de crédibilité au processus électoral.
Mais si l’Église est « plurielle » (à la fois contestataire, conservatrice et négociatrice politique), de quelle façon est-elle affectée par les phénomènes qui agitent actuellement le pays, tels que l’émergence de mouvements sociaux ou les interrogations inhérentes au néo-libéralisme ?
Un pouvoir remis en cause par l’émergence de mouvements sociaux
L’échec du « Reencuentro de los Bolivianos »
La dernière tentative de la hiérarchie catholique pour promouvoir les accords consensuels a été le processus « Por el Reencuentro de los Bolivianos » d’août-septembre 2003 qui s’est terminé pour la première fois par un échec pour l’Église bolivienne. Celle-ci a commis plusieurs erreurs et a fait preuve d’un certain manque de discernement quant au nouveau contexte politico-social.
En effet, auparavant tous les partis traditionnels réunis par l’Église pour signer les consensus avaient une même conception de l’organisation de l’économie et de la politique. Aujourd’hui en revanche, la deuxième et la cinquième forces politiques (le MAS et le MIP) proposent un modèle de société radicalement différent à celui envisagé par les partis officiels et les élites du secteur privé. Par conséquent, toute proposition d’accord, pour être viable, doit intégrer des modèles alternatifs de société et une vision démocratique plus large, qui englobe les aspirations légitimes des nouveaux acteurs en présence sur la scène politique (notamment les mouvements sociaux). En outre, le document de l’Église insiste sur la continuité (et le maquillage) des politiques économiques et sociales qui ont caractérisé le régime néo-libéral depuis 1985.
Entre 1985 et 2000, existait une concertation exclusive supposant fidélité et loyauté entre les partis, l’Église, le secteur privé et les médias. Ainsi, les discours générés irradiaient pratiquement sans opposition et s’imposaient facilement dans la société. Aujourd’hui, cette situation a changé : d’une part, les médias, politologues, conseillers et leaders d’opinion proches de l’officiel ont vu se réduire leur crédibilité et leur capacité d’influence, et d’autre part, une nouvelle génération de leaders d’opinion et de médias critiques sont apparus (ou réapparus) avec une audience significative parmi les différentes classes sociales boliviennes.
Critique du monopole de l’Église catholique bolivienne
D’une certaine façon, l’échec du « Reencuentro » indique que l’Église a perdu une partie de son influence et que ses liens avec les secteurs dominants (politiques, privé et médias traditionnels) ne sont pas si étroits. La hiérarchie catholique a joué toutes ses cartes, confortée par la logique que les accords avaient auparavant toujours été acceptés, alors que le pays demandait autre chose. La hiérarchie se serait « raccrochée » au passé, au lieu d’être à l’écoute des demandes de la population en général et d’une partie émergente de Boliviens en marge de ce système de pactes et de loyautés.
Le sociologue spécialisé dans les études religieuses, Hugo José Suárez croit que les derniers échecs de l’Église affecteront la « corrélation des forces » entre les courants ecclésiaux. Des groupes et des idées qui n’ont eu que peu d’importance au cours des dernières décennies en acquièrent aujourd’hui, alors que les positions de l’Église supposées indiscutables jusqu’à présent, tel que son rôle de médiateur de la hiérarchie cléricale dans les pactes politiques, se voient soudainement critiquées.
Le rôle de l’Église catholique a notamment été remis en cause lors d’un « petit-déjeuner de prières » organisé dans un grand hôtel de La Paz en janvier 1990 par l’ANDEB (Association des Évangéliques Boliviens), qui a réuni une cinquantaine d’Églises, sectes et dénominations parmi les plus conservatrices, et auquel a participé le Président de la République Jaime Paz Zamora. A cette occasion l’ANDB a dénoncé les prérogatives de l’Église catholique, sa main mise sur certains services (l’éducation notamment) et, plus discrètement, les engagements politiques et sociaux qu’elle défend, dans sa majorité, depuis quelques années.[7] Cette rencontre a marqué une rupture avec une tradition qui considère que l’Église catholique était le seul interlocuteur du gouvernement dans les affaires religieuses. Lors de cette réunion, un projet demandant la séparation de l’Église et de l’État a été d’ailleurs remis, projet également présenté pour d’autres raisons par certains syndicats et partis politiques de gauche.
Si aujourd’hui la position privilégiée de l’Église catholique bolivienne est contestée, celle-ci traverse également une crise interne : le désencadrement clérical, l’inadéquation de son discours idéologique aux attentes de la population et aux changements structurels ainsi que la mutation du champ religieux catholique sont autant de facteurs susceptibles de la conduire à s’interroger sur les perspectives d’une reconquête religieuse. Les conditions sont réunies pour permettre le développement de nouveaux groupes religieux dans l’ensemble du pays et l’Église catholique doit composer entre autres avec la concurrence de l’évangélisme et des sectes.
Une Église catholique en crise
La concurrence des mouvements religieux
Pluralisation religieuse et croissance du culte évangélique
Le catholicisme Apostolique et Romain est la religion prédominante en Bolivie reconnue par la Constitution en tant que religion officielle de l’État. Pourtant depuis cinquante ans, et de manière plus flagrante encore durant la dernière décennie, le champ religieux bolivien s’est diversifié de manière inattendue.
Le recensement national de 1992 révéla l’ampleur du changement puisque 80 % des Boliviens se disaient catholiques, 10 % évangélistes, 1 % déclaraient appartenir à d’autres cultes, 3 % être sans religion, le reste ne spécifiant pas d’affiliation précise. La croissance évangélique était donc particulièrement significative puisqu’en 1960, les adventistes et les évangéliques représentaient moins de 1 % de la population.
La publication de ces données entraîna de la part de l’État bolivien, au sein du sous-secrétariat des Cultes, la mise en place d’un bureau chargé de rendre compte de la situation. Le rapport qui fut publié en novembre 1995 confirma cette évolution. Ainsi, un relevé systématique des cultes établis dans le pays permit de constater que de 1960 à 1995, 161 nouvelles organisations religieuses étaient apparues en Bolivie. La plupart d’entre elles appartenaient à des mouvances pentecôtistes et évangéliques relevant de ce qu’on peut appeler un tronc protestant. Néanmoins, parmi les 161 organisations, 8 sont qualifiées de « parachrétiennes », 7 de gnostiques, 5 rosicruciennes, 8 d’orientales et une d’islamique. Selon le dernier rapport International sur la liberté du culte de 2002, lors du recensement de novembre 2001 conduit par l’Instituto Nacional de Estadísticas, 78 % de la population a exprimé son affiliation religieuse à l’Église catholique Apostolique et Romaine (une baisse de 2 % par rapport à 1992) et la foi protestante comprend entre 16 et 19 % du total de la population. Actuellement, il existe en outre dans le pays 280 organisations religieuses non catholiques et plus de 200 organisations catholiques.
Les nouvelles religions touchent les populations traditionnelles et pauvres
En ce qui concerne la répartition des groupes d’appartenance de la population aux différents cultes religieux, l’étude révèle que l’affiliation catholique est plus importante dans les zones urbaines que dans les zones rurales, alors que l’affiliation protestante est majoritaire dans les zones rurales, où la population indienne a préservé sa culture et ses institutions.
Les 50 à 60 % de la population qui s’identifient en tant qu’indigène, d’origine aymara (estimés à 1,5 millions), quechua (2,4 millions), guaraní (77 000), et chiquitano (63 000) sont plus importants dans les zones rurales où la présence de l’Église catholique Apostolique et Romaine tend à faiblir en raison du manque de ressources, des distances géographiques (difficultés d’accès) entre le clergé et les paroisses et de la résistance culturelle indigène.
Les sectes quant à elles se développent dans les milieux populaires –tant à la campagne que dans les quartiers pauvres des villes- et gagnent aussi des points au sein d’une certaine classe moyenne.
Impact des facteurs exogènes sur la diversification religieuse
L’un des facteurs déclencheurs de la rupture symbolique relève notamment des conditions structurelles liées à la pénétration de l’économie de marché dans le pays à partir des années 1970 et de l’internationalisation du religieux dans le cadre d’un processus de globalisation contribuant à mettre les cultes en réseau. L’expansion généralisée de ce nouveau système économique a touché jusqu’aux enclaves indiennes où perdurait une économie basée sur le troc ; en outre, elle entraîna des différentiations sociales de plus en plus marquées, qui ont souvent conduit les indiens pauvres à adopter de nouvelles formes de croyances afin de se libérer du contrôle qu’exerçait le système traditionnel du culte catholique populaire.
D’autres facteurs structurels tels que la pauvreté endémique, l’analphabétisme chronique, l’oppression raciale et des migrations importantes de population rurale vers les villes alimentèrent une certaine anomie sociale favorable à la recherche d’alternatives religieuses. Les Indiens ayant émigré vers les villes n’y ont pas retrouvé de structures et ont manqué de repères : l’Église catholique ne leur a pas fourni de cadre de substitution et n’a pas été en mesure de prendre le relais des dirigeants que les indiens avaient perdus. Or, les Indiens attendaient de l’Église qu’elle tranche dans une multitude de conflits auxquels ils étaient confrontés.
Une adéquation aux attentes du peuple
A l’inverse, bon nombre des nouveaux mouvements religieux non catholiques ont répondu aux attentes de restructuration communautaire ou identitaire des secteurs sociaux aux marges de la société. Les organisations pentecôtistes et évangélistes s’intéressèrent mieux que l’Église catholique à la réalité indienne. Elles ont adopté dès le départ les langues autochtones pour le culte, ont utilisé les textes bibliques en langue indienne et ont développé une musicologie liturgique aux fortes consonances andines.
Par ailleurs, bon nombre de leurs cadres sont d’origine quechua ou aymara. Même dans l’Église méthodiste, pourtant fortement institutionnalisée, les Aymaras ont pris le contrôle dès les années 1970.
D’autre part, certaines instances évangéliques ont appuyé les revendications de groupes indigènes face à l’État, une action qui tendrait à marginaliser le rôle de l’Église, traditionnellement dévouée à la socialisation de ces populations. L’Église catholique en Bolivie s’est donc trouvée en difficulté, dégageant un espace de mobilisation pour les mouvements pentecôtistes. Les évangélistes s’accommodent fort bien des cultures locales des lieux où ils s’implantent, et sont ainsi en mesure de concurrencer facilement l’Église catholique sur ce terrain. Le retrait de l’Église a favorisé l’émergence des Églises évangéliques dans des espaces sociaux qu’il est facile d’identifier, là où cette corrélation repose sur des faits.
De la même façon, le succès des sectes est dû au ralliement d’individus ou de familles désemparés auxquels l’Église catholique apporte peu de réponses immédiates, alors que les sectes proposent des échappatoires à leur détresse. D’une certaine manière, les sectes appliquent les recettes de l’Église d’avant Vatican II : un spiritualisme exacerbé, l’idée que la vie sur terre sert à gagner le ciel et que le sacrifice ici-bas est une promesse de félicité dans l’au-delà. Les sectes peuvent donner un sens à la souffrance quotidienne. Elles jouent aussi avec des concepts basiques, comme la représentation manichéenne du Bien et du Mal, qui correspond à la vision d’une population « en détresse » vivant dans l’insécurité et la crainte. Cette dernière n’est guère sensible aux arguments complexes que développe l’Église catholique, qui demande par exemple de s’identifier aussi avec le pécheur. De plus, les célébrations des sectes sont plus attrayantes que celles des offices catholiques et pratiquent des chants, de nombreuses invocations de l’Esprit Saint et une dramaturgie bien rodée.
Conflits et crises internes
Le désencadrement clérical
Depuis les années soixante, le manque de relève en matière de prêtres a constitué l’un des problèmes internes les plus pressants de l’Église catholique en Bolivie. En 1960, les régions andines de Bolivie souffraient d’un manque chronique de prêtres dans l’ensemble des diocèses, à Santa Cruz comme à La Paz (à l’exception des terres de missions). C’est l’apport massif de clercs étrangers au cours des années cinquante qui a permis un redressement léger qui culmine en 1968, suivi d’un désencadrement très rapide. En effet, le clergé andin de Bolivie a connu une crise profonde qui a correspondu aux années 1968-1973. Aujourd’hui, le recours à des laïcs engagés occupe une place prépondérante. Ceux-ci se chargent souvent de l’assistance pastorale et sociale des croyants boliviens. Cependant, l’appareil catholique bolivien repose actuellement encore sur un clergé national extrêmement réduit dans lequel plus des deux tiers des religieux et prêtres sont d’origine étrangère (européenne et nord-américaine). En conséquence, ce désencadrement de la prêtrise catholique et la forte proportion de prêtres étrangers ont contribué à favoriser l’émergence des leaders pentecôtistes, proches des lieux de leur action spirituelle, et proches de leurs fidèles par des origines culturelles et sociales communes.
Mutations et syncrétismes religieux
Hugo José Suárez s’est exprimé sur la « mutation » du champ religieux en Bolivie et en Amérique latine, qui consiste en la perte du « monopole du sacré » de la part des catholiques. Jusqu’aux années soixante-dix, tout ce qui était lié au surnaturel (y compris les rites d’origine païenne) devait nécessairement passer par les mains d’un prête catholique (qui bénissait la ch’alla par exemple). Par contre, cette centralité a éclaté en morceaux au cours des dernières décennies, non seulement en raison de l’importance croissante des groupes néo-protestants, mais également suite à l’apparition d’une infinité d’intermédiations exotiques du surnaturel, comme les kallawayas et autres sages indigènes « purs », les kurakas et les magiciens, les médiums, les yogis, les médecins ayurvédiques ou le culte des techniques associées au « new age » (reiki, fleurs de bach, Feng shui, etc.) A cette forme de syncrétisme religieux s’ajoutent les cultes alliant aux pratiques catholiques des traditions précolombiennes recomposées et des croyances enracinées qui déplacent plus que jamais les foules : Christ du Gran Poder à La Paz, Vierge d’Urkupiña près de Cochabamba et autres pèlerinages, dévotions ou rites ruraux dans les villages indiens. Ces fêtes reflètent tout autant la montée de certains groupes (cholificación) de La Paz, puissance des Crucéniens) que les preuves d’une vigoureuse dévotion populaire. Ce catholicisme des masses indiennes constitue un paysage religieux intégrant dans une même unité doctrinale et institutionnelle des registres très divers de croyance.
Peut-on considérer la résurgence de ces coutumes locales et rites populaires comme la conséquence d’un désenchantement de la société andine et comme un déclin des manifestations de ferveur religieuse pour la religion catholique ? S’agit-il des dernières traces de paganismes synonymes d’une identité catholique malmenée ou bien du fondement d’une stratégie de reconquête ? L’Église dans son ensemble devrait prendre conscience de cette contradiction et réviser son discours en conséquence.
L’échec de la stratégie de l’église catholique
Le prêtre jésuite bolivien Ricardo Zeballos croit qu’au cours des dernières années, l’Église s’est trompée en passant trop de temps à proférer de « grands discours » au lieu d’utiliser toute son intelligence et ses efforts pour répondre aux besoins d’une population déstabilisée par les évolutions liées à la modernité. Zeballos affirme qu’il s’agit d’un phénomène mondial. Les catholiques disperseraient leur énergie, mettant en péril leur réputation dans (par exemple) des luttes contre les mariages entre homosexuels et en retour perdraient la bataille quotidienne de « fasciner les jeunes avec le message de Jésus ». Selon lui, l’Église peut perdre de vue le rêve du Concile Vatican II, c’est à dire celui d’être une « référence morale » et d’indiquer « la voie à suivre » à la société. Ce prosélytisme de l’Église catholique la place en situation défavorable face aux nouvelles confessions religieuses, comme les protestantes et surtout les néo-protestantes, qui en général se concentrent sur le salut individuel et agissent en réaction aux « grands discours ».
D’après Hugo José Suárez (Docteur de Sociologie de l’Université de Louvain, Belgique), l’Église catholique ne semble donc pas avoir su s’adapter aux changements structurels qui se sont produits en Bolivie ni répondre aux expectatives religieuses des plus pauvres. Ses positions, même progressistes, comme celles de la Théologie de la Libération, des communautés ecclésiales de base ou de communautés conservatrices comme l’Opus Dei, ne sont pas parvenues à proposer à la population bolivienne un renouveau spirituel attractif.
De façon sommaire, on peut constater que malgré le nouveau souffle qui a animé l’Église catholique romaine après le Concile Vatican II, celle-ci n’a pas réellement modifié sa façon de maintenir son hégémonie. Elle continue d’instrumentaliser les demandes religieuses des masses par le biais d’un « modèle corporatiste » de gestion religieuse.
En effet, les visites spectaculaires du Pape sur le continent, la compagnie de la religiosité populaire et l’utilisation symbolique de vierges, saints et célébrations syncrétiques, « l’option pour les pauvres » de la Théologie de la Libération ou le pentecôtisme interne tel que le « Renouveau Charismatique » n’ont pu freiner cet éclatement religieux. En conséquence, on peut affirmer que l’Église elle-même a échoué en partie dans sa tentative de conserver le monopole de médiation avec le sacré. La prolifération des mouvements religieux non catholiques peut donc s’expliquer aussi par la déception des masses devant une Église incapable de se restructurer de l’intérieur en tant que mode d’organisation de réseaux de contrepouvoir religieux.
Même si l’Église catholique est toujours la référence religieuse en Bolivie, il faut cependant souligner la multiplicité des courants internes et les conflits en son sein, qui révèlent un monde complexe de crises et une nécessaire recherche de solutions.
Conclusion
Face à l’aggravation brutale de la crise des vocations, au désencadrement clérical, à la pénétration des sectes et à tous les désarrois que provoque la modernisation difficile des sociétés andines, tout se passe comme si l’Église catholique oscillait entre deux attitudes, la « présence » ou la « reconquête ». Simple présence rattachée à une implantation ancienne et à des relations traditionnelles, dans la sierra comme à la ville ; reconquête que manifeste le poids grandissant de l’Opus Dei ou, d’une façon bien différente, qui prend la forme d’un projet d’une « recléricalisation » de la société. Quelle place accorder aux mouvements favorables à la sécularisation de la catholicité, à la Théologie de la Libération et aux communautés ecclésiales de base ? On a par trop tendance à interpréter la situation actuelle de l’Église comme une simple opposition entre des courants progressistes et une politique de reprise en main incarnée par le Pape et la Curie. Les choses sont cependant plus complexes et les camps ne sont pas ainsi partagés.